"Se traverser pour arriver à son propre port", c'est la phrase du poète René Char qui m'est venue à l'esprit lorsqu'un soir au couchant j'ai franchi la ligne de crête des montagnes arides encore brûlantes avant d'arriver à Sigri et que j'ai découvert avec stupeur le panorama grandiose qui entoure ce petit port grec. J'en étais à ma deuxième semaine d'un séjour agréable sur l'île de Lesbos mais ce soir là, j'ai su tout de suite que cet endroit me plairait beaucoup et que j'étais en somme "arrivé".
Mais qu'on ne s'y trompe pas: pour ceux qui rêvent de paillotes braillardes au bord de la plage, de s'affaler dans des fauteuils moelleux un mojito glacé à la main, de "sports" nautiques bruyants comme il en existe tant en Grèce, je regrette, Sigri n'est pas fait pour vous. Il n'y a rien de tout cela à Sigri et il est donc inutile de lire les lignes qui vont suivre.
Moutons à l'ombre dans les montagnes arides près de Sigri - Lesbos - Grèce
Sigri est avant tout un petit port de pêche artisanale avec ses bateaux colorés, c'est aussi un port d'étape et de mouillage pour les voiliers qui se rendent au nord de la mer Egée et en mer Noire. Il est réputé pour être très sûr car protégé de la houle par l'île de Nissiopi et son phare français, île où il reste encore des phoques gris. C'est un village d'environ 300 habitants sur la colline avec ses maisons pimpantes aux toits rouges, certaines très vieilles, ses cafés et ses restaurants familiaux, l'église Agia Triada qui était une mosquée du temps de la domination turque, son fort ottoman, son moulin à vent et son grand et très intéressant musée consacré à la forêt pétrifiée et aux arbres fossilisés.
Ce qui fait le charme de Sigri est indéfinissable au premier abord, est-ce le friselis des vaguelettes qui défile paisiblement dans la crique ? Le chien et les chats endormis au soleil en plein milieu de la rue ou le vol plané des goélands dans la brise marine du matin? Est-ce la proximité des pêcheurs penchés sur leur filet ocre qui démaillent des poissons rutilants et roses ? C'est probablement tout cela à la fois mais aussi l'air de la montagne extrêmement pur avec les odeurs de plantes distillées par le soleil, l'eau du robinet qui vient aussi de la montagne et qui est si douce qu'elle en parait savonneuse sur la peau.
Il se dégage de Sigri une telle sérénité qu'on s'attend juste à être troublé par un événement anodin et extérieur: une moto pétaradante qui remonte la rue, le pick-up d'un producteur de fruits qui s'arrête ou un bateau qui surgit au loin dans la brume bleutée. Les yeux se portent naturellement vers la passe sud, l'île de Sedousa et vers le large de la mer Egée et on ne serait qu'à moitié étonné si le vaisseau pirate de Khizir Khayr ad-Dîn dit Barberousse franchissait soudain la passe, ce qui à dû arriver souvent par le passé.
Ce qui fait de Sigri un endroit magique à mon avis, c'est que le village est comme enchâssé telle une pierre précieuse dans un immense écrin de nature sauvage et préservée. Il suffit de faire quelques centaines de mètres par exemple sur la plage de Faneromeni pour s'en rendre compte. Ici les rochers sont des coulées de lave en fusion brassées et figées brusquement par la mer il y a des millions d'années. Dans l'eau cristalline, des poissons de roches incroyablement variés, des bancs de posidonies qui abritent quantité d'oursins, d'holothuries, et la grande nacre devenue rare ailleurs. Au sud vers Eressos, le lieu de naissance de la poètesse Sappho, des baies et plages désertes avec leurs colonies d'oiseaux marins comme Tsichlioda que prolonge une grande vallée et sa rivière. Montagnes qui, dès que passent quelques gros nuages, ressemblent étrangement avec leurs lauriers-roses dans les failles au Connemara irlandais au mois de juin.
La montagne au dessus de Sigri, en plus de la forêt pétrifiée délimitée dans sa partie la plus riche, recèle des troncs fossilisés disséminés dans un rayon de 30 km jusqu'à Antissa. Mais aussi une faune et une flore exceptionnelles pour qui a la curiosité de s'enfoncer un peu dans ce paysage impressionnant. Comme l'écrit Ilias Vénézis "Ici la nature est sortie victorieuse, elle est parvenue à l'entière synthèse de ses éléments, elle a trouvé l'équilibre où s'élabore l'harmonie, elle est arrivée au point où, pour ce qui est du langage, la poésie s'identifie au chant du choeur de la tragédie antique. (extraît d' Eftalou- Histoires de l'Egée).
Pour cette région de l'extrême ouest de Lesbos, on pense immédiatement au concept de "surnature" de Phillipe Borgeaud en tant que lieu d'une confrontation ancienne et titanesque entre le feu de la terre et l'eau de la mer et on comprend soudain pourquoi ces espaces immuables et maintenant apaisés sont dédiés au dieu champètre Pan. "Le paysage de Pan, tout en étant très familier aux Grecs, n'en est pas moins marqué du signe de la surnature. Les terres arides où circulent chevriers et chasseurs, au-delà des champs cultivés, dans la montagne où sur les rivages rocailleux, représentant des limites au-delà desquelles l'habileté humaine, "technè" ou "sophia", n'a plus prise sur le réel. Cette zone limitrophe apparaît ambiguë : l'homme s'y livre à des activités qui demeurent marginales, ou dangereuses; il s'y expose à des pouvoirs qui le dépassent, et nombreuses sont les précautions rituelles qu'il doit respecter. Pan, dieu des montagnes, de la neige, des forêts, ou au contraire des rochers côtiers et même de la mer, règne sur les frontières de l'espace humain. Parler de son paysage revient à définir une limite." Ph. Borgeaud, Recherches sur le dieu Pan
Vue du café Kentron face au port de Sigri avec Adonis de dos en train de servir - Lesbos - Grèce
En raison du fragile équilibre de cette région, je pense en particulier aux ressources en eau limitées et à la biodiversité intacte qu'un tourisme de masse détruirait d'une façon irréversible, j'avoue avoir hésité à écrire cet article et je ne devrais pas trop parler de Sigri comme me le conseillent certains et Adonis, le patron oh combien sympathique et charmant du vieux café "Kentron", le centre. Adonis reçoit, informe et régale les touristes de passage, il fait vivre son village en organisant des soirées à thème et en éditant un petit journal local en grec et le Newspaper of Sigri en anglais avec la contribution de visiteurs étrangers tout en ayant soin de développer un écotourisme durable et responsable. Ici, dans ce très beau et très vieux café Kentron décoré de maquettes de bateaux, de pots répertoriant les plantes médicinales et condimentaires locales et de portraits de poètes grecs se retrouvent les anciens du village autour d'un café frappé ou d'un ouzo. Mais aussi des gens de plume et des artistes résidents ou de passage, et enfin des étudiants de sciences de l’environnement, politique et management MESPOM qui y viennent pour l'unique point Wi-Fi de la région. Je trouve ce mélange des genres formidable.
Comme l'écrit Adonis dans son journal et dans toutes les langues : "Il vaut la peine d'aller jusqu'au bout".
Jean Léger
http://www.jean-leger.fr/infos.htm